Jacques Cordier de l’ombre à la lumière

Jacques Cordier est né en 1937

Année de l’Exposition Internationale durant laquelle se déroula au musée du Petit Palais la prestigieuse présentation : Les Maîtres de l’art indépendant 1895-1937. Cette exposition mettait en avant des artistes comme Bonnard, Matisse, Derain, Braque, Picasso, Dufy… Tous seront plus tard des phares pour Jacques Cordier qui dès l’enfance s’est toujours senti attiré par la peinture. La solide formation artistique effectuée, n’en fait pas pour autant un artiste accompli. Un long labeur l’attend.

l’école Manin

Dans son carnet de citations, il note celle-ci due à Baudelaire : « Je crains les écoles comme le choléra, et ma plus grande joie est de rencontrer des individualités nettement tranchées ». Seule sa technique le rapproche de ce courant, encore qu’il faille affiner l’analyse et montrer combien l’enseignement reçu ne pouvait que le conduire vers cette tendance plastique. L’enseignement dans les écoles d’art des années 50, invitait les artistes au retour au métier et au dessin. Ce n’est ni aux Beaux-arts ni aux Arts décoratifs que se forma le jeune Cordier mais à l’école Manin où il eut comme professeur de dessin Lucien Martial, un excellent enseignant qu’il vénéra sa vie durant.

ses premières œuvres

En effet, dans ses premières œuvres, il semble jouer des données plastiques alors d’actualité : traits noirs et puissants qui soulignent l’architecture comme dans Le vieux Paris, 1958 où le solide est nécessité pour l’artiste. Le réel, cru et dur est traduit par un élève qui semble proche des artistes issus du mouvement misérabiliste de l’après-guerre, comme Marchand, Gruber, Buffet, mais Jacques Cordier, loin s’en faut, ne tombe nullement dans le réalisme social.

Les encres de chine

Si les premières feuilles à l’encre de chine traduisent sa solide formation de dessinateur, très vite le dessin devient calligraphie, pour non plus dessiner mais peindre en noir et blanc, fasciné qu’il était par les lavis de l’époque Song ou encore celle de Yuan.

Les encres de chine qui feront ses premiers succès, retracent les paysages urbains de Paris, ceux plus champêtres des bords de la Loire puis ceux du Midi qu’il découvre le temps des vacances, Nice, Antibes et déjà Saint-Tropez.

Théâtre de l’atelier à Montmartre, 1958 

Le village en hiver, 1958 

les premiers tableaux peints

Mais si le dessin est du domaine de l’esprit, la couleur est celui de la sensualité que Cordier pressent mais qui nécessite un long chemin.
En effet les premiers tableaux peints avec une netteté et une pureté de lignes, sont brossés dans des tonalités sourdes : des terres, des vert foncé, des bruns, des gris bleu pour traduire les paysages de la Sologne comme dans Le village en hiver, 1956 ou encore dans Automne à Rousseau, 1964.

Les peintures au couteau

Sans doute sous l’influence du Midi, la couleur peu à peu s’éclaircit mais surtout, en usant non plus de la brosse mais du couteau, Cordier monte sa couleur vers plus d’intensité et joue la subtilité infinie de couleurs alternant tons chauds et froids. Dans la pate épaisse, l’artiste enlevait de la matière pour les lumières assourdies, grattait pour créer des rehauts lumineux, creusait, hachurait jusqu’à ce que la composition fût terminée. Ainsi dans L’entrée du port par beau temps d’Antibes de 1967, les notes d’ocres de jaune et de rouge rivalisent avec les blancs et bleus de la toile pour donner naissance à une lumière qui sait pouvoir procurer l’émotion de l’œil et du cœur. Que ce soit les bouquets si souvent peints ou les scènes de plages, de places ou de ports il y a toujours chez Cordier un immense amour de la vie. Tout vibre, tout vit, tout respire.

Nicolas de Staël ne pouvait dans ses dernières œuvres, à l’exception des Nus, cacher le tragique vide. Plus aucun personnage n’apparait, le spectateur est confronté à un paysage déserté ou à des objets inanimés. L’artiste étant en quête du vide pur, concept central de la critique picturale chinoise « Le vide pur, voilà l’état auquel tend l’artiste, écrit Wang Yu, c’est seulement quand il l’appréhende dans son cœur qu’il peut y parvenir ».

Cordier à l’inverse traduit un monde animé et s’il semble poursuivre, dix ans après De Staël, la même démarche plastique, le couteau dans les hautes pâtes ouvre des possibles bien réels et vivants. La plage, 1968 montre certes une vaste plage de sable et de ciel entièrement nus, mais la présence, juste esquissée, d’un pointu et de deux parasols suggère que peut-être derrière ces parasols un monde bruyant évolue ; des cris d’enfants, des jeux, des corps lascifs s’offrant au soleil. Et dans le tableau Les Pointus, 1969, masses touffues de coques aux couleurs vives, des rouges, des jaunes, des verts, se réfléchissant dans la mer, l’artiste traduit le mouvement, l’énergie, et la vitalité.


L’aquarelle et les peintures à l’huile

Au cours des années 70, Cordier travaille essentiellement à l’aquarelle et s’il peint des huiles, elles sont traitées comme telle, fluides, légères, transparentes. L’aquarelle devient son meilleur langage, le seul capable de livrer avec cette fluidité limpide et cependant estompée des instants qui tiennent du rêve. Le seul qui lui permette aussi ce ton de confidence voilée qui convient à l’éphémère de ses visions. Une peinture impalpable surgie d’une palette riche d’une précieuse gamme  chromatique. Le paysage n’existe plus comme sujet, il n’est que prétexte d’une recherche pure, de rythmes, de lumière, le tout en reflets, en transparences, et en éblouissements. Dorénavant, il n’a plus besoin de décrire au plus près ce que l’on voit. Plus allusives que réelles, les peintures parlent de l’indicible, dont le peintre sait qu’il est le passage obligé entre deux univers. Un néophyte pourrait confondre sa série Venise avec celle des Ménines parce que son abstraction n’en a que le nom et que sa figuration perturbe terriblement le réel. Comme si Cordier, au cours de cette période, réussissait à capter un total instantané contenu dans un éclair. Comme le rappelle Mahé Lebreton : « Il a un don particulier pour voir ce qui échappe, ce qui dure si peu, les soirs et les matins, le silence et le vent. Il veut éterniser l’éblouissement d’une lumière et peindre vite la vérité d’un moment ». Les oeuvres de cette dernière période le montrent hors de tout courant, hors de toute classification. Il atteint alors sa maturité.
L’homme enfin apparait seul et peintre. L’objet de sa peinture est empli de son énergie personnelle et de sa vision. Il n’aurait pas pu travailler avec un maître. C’eût été, disait-il : « Perdre toute ma valeur propre, mon inspiration naturelle.
J’ai beaucoup à apprendre encore, mais je l’apprendrai seul. »
Intuitif, spontané, il saisit dorénavant la substance même de l’objet à peindre pour nous en rendre la quintessence. De Venise, par exemple, il ne cherche nullement à traduire le pittoresque.
Il prend les éléments caractéristiques en laissant de côté tout accessoire, tout détail pour ouvrir le spectateur à une naissance, issue de l’union de la terre, du ciel, et de l’eau. La mort surprit trop jeune cet  artiste qui s’ouvrait à peine à lui-même pour être ce qu’il avait toujours désiré, un peintre qu’il est difficile d’écarter grâce à ses qualités picturales faites de raison, de finesse et de force.

Jean-Paul Monery
Conservateur en chef honoraire du Patrimoine